La traversée du fleuve
La traversée du fleuve est une expression codée que les adultes utilisent pour évoquer le rituel de l’excision sur les très jeunes filles, un rite de passage que subissent encore aujourd’hui 130 millions de femmes. Au nom d’une tradition qui veut qu’une femmes respectable soit une femme excisée, on tranche un morceau de leur sexe, le clitoris, lorsqu’elles sont enfant. Cette pratique traverse les appartenances religieuses, les couches sociales, les générations, dans une trentaine de pays africains. Les mutilations génitales féminines (MFG) sont reconnues comme des atteintes aux droits humains et constituent un problème majeur de santé publique.
Ces mutilations se pratiquent selon des prétextes très divers: le respect de la coutume, l’intégration sociale (faire comme tout le monde pour ne pas être exclu), le mariage (une fille non excisée ne trouvera pas de mari), l’honneur de la famille (préserver la virginité avant le mariage), le souci de pureté (une fille non excisée est impure et rejetée), le respect du sacré (bien qu’aucune religion ne l’impose) ou des superstitions liées à la fécondité. A travers ces motifs, le corps des femmes reste encore l’objet de contraintes et d’appropriations qui sont autant d’atteintes graves à leur liberté qu’à leur dignité.
Les portraits ont un point commun : ces femmes ont «traversé le fleuve », victimes de mutilations génitales à des âges différents, dans des régions et des contextes différents. Mais le combat n’est pas “juste une affaire de femmes”. Les hommes en sont également victimes. Certains brisent le silence et se font l’écho des souffrances de leur mère, leur soeur, leur épouse et leurs filles. A travers leur regard déterminé et leur témoignage personnel, ces hommes et ces femmes se positionnent fermement contre les pratiques de l’excision, pour le respect du statut du corps féminin et en faveur de l’égalité des sexes.
© Virginie Limbourg. Textes et photos. Tous droits réservés.
DJENABOU
Elle a 9 ans lorsque ses tantes l’invitent à participer à un mariage et lui promettent des bonbons, sans se douter du piège qui l’attend. Quatre femmes la maintiennent de force, tranchent un morceau de son sexe avec des couteaux sales et rouillés.
Depuis, Djenabou a la phobie des lames, une profonde rébellion contre les mutilations génitales féminines au point de fonder une association qui lutte pour l’abolition de la tradition. “A l’école je voulais avertir les plus jeunes du danger, beaucoup de fillettes partent dans la brousse pour l’excision et n’en reviennent pas. Elles meurent suite à des hémorragies ou des infections. Mais on me disait que si je parlais je serais maudite, et là-bas on croit aux superstitions.”
AISSATOU
Aissatou a 16 ans lorsque son père la marie de force à un homme âgé. Elle devient la quatrième épouse. Exilée en Belgique, elle séjourne dans un centre pour réfugiés et c’est lors d’un examen médical qu’elle se rend compte de sa différence: “Madame, vous avez été coupée, on vous a tout enlevé.”
C’est le choc. Elle se rend compte que l’excision qu’elle a subie vers l’âge de deux ans n’est pas une pratique universelle. Elle réalise qu’elle a été victime d’une tradition très ancrée en Guinée, de non-dits et de souffrances. Aujourd’hui, Aissatou est en colère. Pour elle “on ne peut pas remonter le temps” mais lorsqu’elle aura des enfants, elle les protégera de sa famille qui pourrait les enlever et les exciser de force.
OUMOU
De son enfance, Oumou se souvient de la violence de son père, des tâches domestiques et de son travail en cuisine. Elle ne pourra jamais fréquenter l’école. Elle se souvient de son excision à l’âge de 7 ans. Elle se souvient aussi qu’à la demande de sa famille, l’exciseuse est revenue pour pratiquer une infibulation afin de garantir sa virginité.
Mariée de force à 17 ans, elle subit coups et violence de la part de son mari. Pour que le mariage soit consommé, elle sera « désinfibulée ». Oumou aura quatre enfants. Lorsqu’elle s’oppose à l’excision de ses filles, son père intervient: “Soit on excise tes filles, soit on te tue“. Elle s’enfuit, et organise son exil avec un passeur, celui-ci garantit de faire passer ses enfants une semaine après elle. Le passeur n’a pas tenu ses promesses. “Si j’avais su cela, jamais je ne serais partie sans eux. Je ne souhaite pas à mon pire ennemi ce que j’ai vécu. Je n’ai jamais connu le bonheur.”
BADIALLO
Lorsqu’elle était petite, Badiallo ne comprenait pas pourquoi elle était différente des autres filles. Sa maman, intellectuelle du village, a tenu tête et s’est opposée fermement à l’excision de sa fille. «Je n’avais pas d’amies, j’étais rejetée de tous, mais ma mère a commencé à me sensibiliser aux dangers de l’excision et j’ai compris qu’elle voulait me protéger.». A l’adolescence, la pression et les moqueries au village s’amplifient jusqu’à ce jour où elle est victime d’un viol collectif punitif. Plus tard elle épouse un bon parti pour racheter l’honneur de la famille. Lorsque son époux se rend compte qu’elle n’est pas excisée, il l’enmène en Gambie. Elle se retrouve enfermée dans une maison, les yeux bandés, au milieu d’une dizaine de fillettes qui seront, tout comme elle, mutilées de force les unes après les autres avec la même lame. Elle a 22 ans. De retour au Sénégal, elle demande le divorce. Son mari refuse. Elle s’enfuit.
Aujourd’hui, elle a repris des études en Belgique. Elle veut tourner la page, être libre et réussir pour retrouver sa fierté aux yeux de sa mère. « Elle est mon modèle, mon idole. Son soutien, sa force et le son de sa voix, c’est ce qui me manque le plus dans mon combat aujourd’hui».
ALPHA
Alpha me confie un souvenir d’enfance. Il a 5 ans. Un évènement se prépare à la maison. L’ambiance est festive. Il est rassuré par ses ainés “quelque chose de bien va arriver à ta soeur“. Le soleil n’est pas encore levé lorsque sa soeur et ses cousines quittent la maison, emmenées par les femmes de la famille et du quartier. Elles rentrent quelques heures plus tard. Les fillettes sont en pleurs et sa soeur Djariou saigne beaucoup. “Le jour de l’excision et toute la nuit qui a suivi j’ai entendu ma soeur crier. Je me souviendrai de ses cris toute ma vie.”
Des années plus tard, Djariou décède lors d’un accouchement. “Son mari m’a dit qu’elle s’était vidée de son sang toute la nuit jusqu’à en mourir. C’est suite à une complication. Cela arrive souvent chez les filles excisées. L’enfant a été baptisé dans la tristesse.” me dit le jeune homme en pleurs.
©Virginie Limbourg. Textes et photos. Tous droits réservés.